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Mercredi 17 janvier 1966
Les Finch venaient de prendre le petit déjeuner.
— Je vais faire une petite promenade, dit Maurice à sa femme en se levant. Je n’ai guère envie d’aller travailler, aujourd’hui.
— Il gèle, habille-toi bien ! Et si tu décides d’aller au boulot, fais chauffer la voiture en revenant !
Maurice lui paraissait de bien meilleure humeur ces derniers temps, et elle savait pourquoi. Revenu au Hug, Kurt Schiller était passé le voir pour l’assurer que leur querelle n’était en rien responsable de sa tentative de suicide. Apparemment, l’amour de sa vie l’avait plaqué pour quelqu’un d’autre. Le salopard nazi – Catherine n’avait pas changé d’opinion – n’avait pas donné de détails, mais on aurait bien dit qu’un giton quelconque, lassé d’être adoré, s’était mis en quête d’un autre amant, sans doute avec un compte en banque mieux garni.
Elle suivit son mari des yeux tandis qu’il s’éloignait le long du chemin gelé menant à son verger. Il abritait de vieux pommiers, qui n’avaient jamais été taillés, pour qu’on puisse en cueillir les fruits sans trop d’efforts. Plusieurs années auparavant, toutefois, Maurice avait eu l’idée de contraindre certaines de leurs branches à prendre la forme d’arceaux. Elles formaient ainsi des travées, comme dans une cathédrale.
Elle entreprit de laver la vaisselle après l’avoir perdu de vue.
Il y eut soudain un grand cri. Une assiette se brisa sur le sol tandis que Catherine s’emparait d’un manteau et courait à toute allure, non sans déraper sur la glace, car elle était en pantoufles. Elle réussit cependant à garder l’équilibre et, sans même sentir le froid, courut encore plus vite quand elle entendit un second hurlement.
Maurice se tenait à côté du superbe mur de pierres sèches entourant son verger, et contemplait fixement quelque chose qui luisait sur l’amas de neige durcie depuis la dernière tempête. Un regard suffit à Catherine. Elle ramena son mari à la maison et appela la police.
Carmine et Patrick vinrent se placer là où se tenait Maurice Finch quelques minutes auparavant. Le corps de Margaretta Bewlee était intact, à l’exception de la tête. Sur la vive blancheur de la neige, sa peau paraissait encore plus sombre.
Ses paumes et la plante de ses pieds faisaient écho à la couleur de la robe qu’elle portait, en dentelle de soie rose, ornée de paillettes scintillantes.
— Bon Dieu ! Tout est différent, cette fois-ci, s’exclama Patrick.
Carmine fit demi-tour.
— Je te verrai à la morgue, je ne veux pas te faire perdre de temps.
Il entra chez les Finch, blottis autour d’une table, une bouteille de Manischevitz devant eux.
— Pourquoi moi ? demanda Maurice Finch, l’air accablé.
— Si nous le savions, docteur Finch, nous aurions une chance de capturer ce salaud. Reprenez un peu de vin. Je peux m’asseoir ?
— Bien sûr, l’invita Catherine en lui tendant un verre. Buvez aussi, vous en avez besoin.
Carmine s’exécuta sans grand enthousiasme, mais cela lui fit du bien.
— Madame Finch, vous avez entendu quelque chose pendant la nuit ?
— Rien, lieutenant. Hier, en revenant du travail, Maurice a déposé de la tourbe et du paillis dans son tunnel à champignons, et nous nous sommes couchés tôt, pour pouvoir nous réveiller vers 6 heures.
— Un tunnel à champignons ?
— Je voulais voir si je pouvais cultiver ces variétés chères aux gourmets, dit Finch. C’est toujours un peu difficile, et je ne comprends pas pourquoi quand j’en vois dans un pré.
— Docteur, objectez-vous à ce que nous fouillions votre propriété ? J’ai bien peur que ce ne soit nécessaire, après la découverte du corps de Margaretta.
— Faites ce que vous voulez, si cela vous permet de retrouver ce monstre, dit Finch en se levant. Je crois savoir pourquoi nous n’avons rien entendu, lieutenant. Vous voulez que je vous montre ?
— Bien sûr !
Carmine le prévint de ne pas marcher là où le sol pourrait sembler avoir été perturbé. Finch le guida, dépassant les serres, puis longeant les grands baraquements qui abritaient les poulets de Catherine, avant de s’arrêter à près de cinq cents mètres de la demeure.
— Vous voyez ce petit chemin ? Il monte depuis un portail donnant sur la Route 133 et s’arrête près du verger. Nous l’avons créé à cause du ruisseau : quand son niveau s’élève, il coupe tout accès à la route. Si le monstre le savait, il a pu s’en servir sans que nous entendions quoi que ce soit.
— Merci, docteur. Allez retrouver votre épouse.
Finch s’éloigna sans protester. Carmine se mit en quête d’Abe et de Corey, à qui il expliqua quels endroits ils devraient examiner pour chercher des traces du Fantôme. Un fantôme qui savait bien des choses ; que Finch avait tracé des chemins dans sa propriété, par exemple. Pourquoi Finch, en effet ?
Carmine prit soin de revenir dans les bâtiments administratifs du comté avant que Patrick n’y ramène le corps de Margaretta. Il ne voulait rien manquer de l’autopsie.
— Elle a été déposée sur un banc de neige durcie, mais je soupçonne qu’elle était déjà congelée, dit Patrick en sortant la dépouille du sac avec l’aide de Paul. Il n’a même pas pris la peine de cacher le corps. Il l’a abandonné, dans une robe de gala.
C’était une petite robe, aux manches bouffantes et aux poignets étroits. Sur une fillette de dix ans. elle aurait sans doute atteint les genoux ; sur Margaretta, elle dépassait à peine le haut des cuisses. La dentelle, un tissu coûteux, brodé, sur un support de tulle, paraissait de fabrication française. Ensuite, quelqu’un y avait cousu plusieurs centaines de paillettes translucides, selon un motif semblable à celui du tissu. Long et pénible travail, qui avait dû accroître le coût de la robe. Carmine pensa la montrer à Desdemona, pour qu’elle lui donne une estimation précise du prix comme de la finition.
— Pat, dit-il, toi qui as tant de filles, tu dois t’y connaître en vêtements de ce genre. Celle-là est destinée à une enfant, non ?
— Oui. En soulevant le corps, nous nous sommes rendu compte qu’elle n’était pas boutonnée dans le dos. Margaretta avait les épaules trop larges.
Patrick et Paul l’ôtèrent avec soin. Margaretta n’était vêtue, en dessous, que d’une culotte de soie rose. L’aine était tachée de sang, mais sans plus. Une fois ôtée, ils constatèrent que le pubis avait été épilé.
— C’est notre gars, pas de doute, dit Carmine. Tu as une idée de la façon dont elle est morte ?
— En tout cas, pas d’avoir perdu son sang. Il n’y a qu’une incision sur le cou, quand il l’a décapitée. Pas de marques de ligatures sur les chevilles. Je pense qu’elle a été ligotée avec une bande de toile en travers de la poitrine, peut-être une autre au niveau des mollets, mais il faudra que j’y regarde de plus près. Cette fois encore, je crois qu’il l’a violée avec toutes sortes d’objets. Pas beaucoup de sang extérieurement, mais elle a l’abdomen bien gonflé pour quelqu’un qui n’a pas encore commencé à se décomposer. Une fois morte, il l’a placée dans un congélateur jusqu’à ce qu’il puisse s’en débarrasser.
— Je vais t’attendre dans ton bureau, dit Carmine. Je voulais assister à l’autopsie, mais je crois que je n’en serai finalement pas capable.
Il croisa Marciano en sortant de la salle d’autopsie.
— Carmine, tu as l’air bien pâle. Tu as déjeuné ?
— Non, et je n’ai vraiment pas faim.
Danny renifla son haleine.
— Dis donc, tu as bu !
— Le Manischevitz, ce n’est pas de l’alcool.
— Ben voyons ! C’est vrai que Silvestri boit ça comme du jus de raisin. Allez, viens me raconter tout ça au Malvolio...
Carmine revint à son bureau sans avoir mangé grand-chose, mais se sentant un peu mieux. La journée s’annonçait mal : quelque chose lui disait que M. Bewlee tiendrait à voir le corps de sa fille. Bien entendu, on ne la lui montrerait pas en entier, mais il saurait si elle avait des cicatrices, ou quelle était la forme de ses ongles. Comme un vrai père, ce que Carmine aurait rêvé d’être. Il connaissait tellement peu sa propre fille...
Voir Margaretta Bewlee dans la neige gelée, vêtue de cette robe, lui avait fait entrevoir un nouveau chemin de réflexion, une vague idée. C’est alors que cela devint plus clair.
Il n’y avait pas un Fantôme, mais deux.
Comme cela rendait les choses plus faciles ! Tout en expliquant la rapidité, le silence, et l’invisibilité. Un pour servir d’appât, l’autre pour enlever la victime. Car il fallait qu’il y ait un appât, quelque chose qui attire une jeune fille innocente et pure. Un chat perdu, un chien blessé ?
Mais oui, c’est cela, se dit Carmine. Le premier appâte la jeune fille, le second arrive par-derrière et lui fourre un chiffon imbibé d’éther sur le visage : pas moyen de crier, de mordre ou de se débattre. Elle perd conscience en quelques secondes. Puis les deux fantômes lui font une piqûre, la déposent dans une voiture, ou dans une cachette provisoire. De l’éther... Le Hug !
Sonia Liebman se trouvait dans sa salle d’opération. Elle y remettait un peu d’ordre après avoir concocté une « soupe » de cerveaux de rats. En voyant arriver Carmine, elle se rembrunit.
— Oh, lieutenant, j’ai appris la nouvelle ! Comment va ce pauvre Maurice ?
— Très bien. Ce qui n’a rien d’étonnant, avec la femme qu’il a !
— Le Hug est de nouveau impliqué, n’est-ce pas ?
— Disons que quelqu’un voudrait le faire croire, madame Liebman. Vous utilisez de l’éther, dans cette salle ?
— Oui, mais c’est de l’éther ordinaire, répondit-elle en lui montrant, dans le vestibule, une rangée de bouteilles déposées sur un rayonnage.
Carmine en prit une. Elles possédaient toutes à peu près les dimensions d’une boîte de conserve, mais avec un col étroit surmonté d’un bulbe de métal qui faisait office, non de bouchon, mais de sceau. Idéal pour un produit si volatil.
— Il peut servir d’anesthésique ?
— Oui, j’en utilise quand je décérèbre des chats.
— Et comment procédez-vous ?
Elle lui montra une boîte de plexiglas posée dans un coin : une quarantaine de centimètres de côté, soixante-quinze centimètres de haut, avec un couvercle fixé par des clamps.
— C’est une vieille chambre à chromatographie. Je place une serviette au fond, j’y verse le contenu entier d’une bouteille d’éther, je mets le chat dedans et je ferme le couvercle. Je place la boîte dehors, sur l’escalier d’incendie, pour éviter les émanations. L’animal perd conscience très vite, il ne peut se blesser.
— C’est vraiment important ? Après tout, il va y perdre sa cervelle.
Sonia Liebman se redressa, comme un cobra prêt à frapper.
— Évidemment que c’est important ! Aucun animal ne souffre, ici ! On n’est pas dans les labos de l’industrie du cosmétique !
Carmine s’empressa de s’excuser.
— Pardonnez mon ignorance, je ne voulais pas vous offenser. Comment ouvrez-vous la boîte d’éther ?
— Je me sers d’une vieille paire de tenailles.
Elle entreprit de lui faire une démonstration, et Carmine dut reculer : l’éther semblait sortir plus vite de la boîte que le génie de la lampe d’Aladin.
— Vous n’aimez pas l’odeur ? demanda-t-elle, surprise.
— Vous savez exactement ce que vous avez en stock ?
— Pas vraiment. L’éther est un produit très bon marché. Quand je constate que les réserves diminuent, j’en commande. Je m’en sers pour les décérébrations, mais aussi pour nettoyer tous les récipients en verre, au cas où un chercheur voudrait procéder à des tests. Il ne faut pas que subsiste la moindre trace d’humidité.
— Pourquoi l’éther ?
Sonia fronça les sourcils, puis parut comprendre.
— Ah, je vois ce que vous voulez dire. Eh bien, l’éther ne reste pas dans les poumons, ni dans le sang, lieutenant. Quelques respirations et il a disparu. Je ne peux me servir de Penthotal ou de Nembutal pour décérébrer les chats, ils demeurent dans le cerveau pendant des heures.
— Ne pourriez-vous pas vous servir d’un gaz anesthésiant ?
Elle cligna des yeux, comme si elle était surprise de sa lenteur d’esprit.
— Vous avez essayé de mettre un masque à gaz à un animal ? Mieux vaut une injection parentérale de Nembutal, ou l’éther !
— C’est toujours ce qu’on fait dans les labos ?
Elle lui tourna le dos et se mit à fouiller dans une pile d’instruments de chirurgie.
— Je n’en sais rien, répondit-elle d’une voix glaciale. J’ai mis au point la technique moi-même, cela me suffit.
Carmine s’en fut, laissant Mme Liebman fulminer contre l’absolue stupidité des flics.
— Mercedes et Francine avaient été violées avec une série d’instruments, et je suis porté à croire qu’il a fait de même avec Margaretta, dit Patrick à Carmine, Silvestri, Marciano, Corey et Abe. Puis il est passé à un objet qui devait être muni de pointes ou de lames, qui l’a lacérée intérieurement : vessie, entrailles, reins, jusqu’au foie. Cela a provoqué un choc traumatique dont elle est morte avant de pouvoir saigner. Il y avait un peu de Demerol dans le sang, ce qui signifie qu’après l’enlèvement, il l’a emmenée dans un endroit trop loin de Groton pour que les effets de l’éther soient suffisants.
— Elle a perdu du sang quand il lui a coupé la tête ? demanda Abe.
— Pas beaucoup, elle était morte depuis quelques heures. Comme elle était grande, il semble qu’il ait placé une bande de toile sur chaque jambe, en plus de celle en travers de la poitrine.
— Si elle est morte assez tôt, demanda Abe, pourquoi attendre treize jours avant de s’en débarrasser ? Qu’est-ce qu’il a fait du corps ?
— Il l’a déposé dans un congélateur assez vaste pour qu’elle y tienne allongée.
— Le corps a été identifié ? intervint Carmine.
Patrick grimaça.
— Oui, par son père. Il était d’un calme ! Elle avait une petite cicatrice sur la main gauche, une morsure de chien. Dès qu’il l’a trouvée, il a dit que c’était bien sa fille, nous a remerciés, et il est parti.
Le silence tomba dans la pièce. Que ferais-je, si c’était Sophia ? se demanda Carmine. L’enfer serait encore trop doux pour ce monstre.
— Pat, dit-il, serait-il possible qu’ils soient deux ?
— Deux tueurs ?
— Oui.
Silvestri jeta son bout de cigare dans la corbeille à papier.
— Deux ? Tu plaisantes !
— Non, pas du tout. Plus je réfléchis aux enlèvements, plus je suis persuadé qu’il a fallu deux personnes pour les réaliser.
— Deux tueurs ! soupira Silvestri. Mais comment auraient-ils pu se rencontrer ?
— Je ne sais pas. Peut-être par le biais d’une petite annonce dans le National Enquirer : cryptée, mais parfaitement claire pour quiconque a les mêmes goûts. Ou peut-être se connaissent-ils depuis des années, peut-être ont-ils grandi ensemble. Ou alors ils se sont connus par hasard, lors d’un cocktail...
— Tu te compliques la vie, Carmine, lança Marciano.
— Je sais, je sais. Mais oublions un instant la manière dont ils se sont rencontrés, et passons à la victime. Je me suis dit qu’il devait y avoir quelque chose comme un appât. Ce n’étaient pas des filles qui auraient pu céder aux invites du premier venu. Et il aurait été très difficile de les kidnapper brutalement.
Carmine se pencha en avant.
— Prenez Mercedes. Elle referme le piano, dit au revoir aux sœurs, et sort du bâtiment. Tout est tranquille, il n’y a personne aux environs. Et puis elle voit quelque chose qui la pousse à s’approcher, qui l’émeut profondément : un chaton perdu, un chien qui a l’air de mourir de faim... Il faut qu’il se trouve juste au bon endroit pour que l’adolescente soit hors de vue de quiconque, donc quelqu’un qui le maintienne à cet endroit. Et un autre qui frappe pendant que Mercedes ne pense qu’à l’animal. Même chose pour Francine, il y a dû y avoir un appât semblable. Il y a encore trop de monde au lycée pour que les deux puissent l’en faire sortir, alors ils la déposent dans un casier du gymnase. Très facile, à deux ! On est mercredi, les gymnases sont déserts, la classe de chimie est juste à côté des toilettes. Pour ce qui est de Margaretta, sa sœur dort à moins d’un mètre. L’un des deux la surveille au cas où elle bougerait. Comme elle continue à dormir, il est très facile aux deux tueurs d’enlever Margaretta : un à l’intérieur de la chambre, l’autre à l’extérieur.
— Ça me paraît sensé, intervint Silvestri. En attendant confirmation, que personne ne parle de la théorie de Carmine à qui que ce soit !
— Encore une chose, John, dit Carmine. Je voudrais montrer la robe à Desdemona Dupré.
— Et pourquoi ?
— Parce que c’est une passionnée de broderie. Il n’y a pas d’étiquette sur la robe, c’est un modèle dont nous ignorons tout, il nous faut chercher qui a bien pu la coudre. J’ai aussi besoin de savoir combien elle coûte, si on l’a achetée ou si elle a été faite sur commande. Desdemona le saura.
— D’accord, une fois que Paul l’aura examinée en détail, et à condition que tu sois sûr qu’elle n’ira pas répéter tout ça partout.
— J’en suis sûr.